Cravate : l’étoffe symbolique

Cravate : l’étoffe symbolique

BOUILLANTES

Expéditeur : franck@bouillantes.com

Mercredi 16 octobre 2024 Cravate : l’étoffe symbolique
par Franck Pinay-Rabaroust La cravate ne constitue plus vraiment un sujet au restaurant. Elle n’est plus obligatoire nulle part, contrairement à la veste, encore exigée dans quelques cénacles gastronomiques en léger décalage avec leur époque. Ce petit bout de tissu, solidement arrimé au cou avec son noeud coulant, voit son empire d’usage de plus en plus réduit, tandis que sa puissance symbolique reste forte. À travers ce simple bout d’étoffe, le restaurant démontre qu’il reste un fidèle reflet de notre société et de ses moeurs Quelle drôle d’idée d’évoquer la cravate pour comprendre le restaurant au 21e siècle. Elle n’y est plus obligatoire depuis plusieurs années, elle n’est portée, selon un rapide sondage absolument pas fiable, par guère plus de 25% des convives dans les plus belles tables de la capitale en moyenne, elle est de plus en plus délaissée par le personnel de salle qui préfère de loin une tenue décontractée pour se mettre au niveau du client. Dans la vie civile, elle reste un standard requis – sans être obligatoire – pour quelques professions, comme une sorte de signe extérieur de prestige qui vous pose le bonhomme en haut de l’échelle, sociale et économique. À l’Assemblée nationale, haut temple du pouvoir politique, elle fut longtemps exigée, à de rares exceptions, à l’instar de l’abbé Pierre (qui préférait d’autres cravates manifestement) et sa soutane. Plus récemment, en 2022, le très droitier Eric Ciotti s’est publiquement ému du « relâchement vestimentaire » des élus de la France Insoumise, lesquels porteraient atteinte à l’institution en ne portant pas le sacro-saint costume-cravate. Pour clore des débats qui s’enflammaient, l’Assemblée a finalement décidé de modifier son règlement début novembre 2022, lequel précise désormais qu’une tenue « neutre, convenable, non détendue ni, a fortiori, négligée » est imposée. De fait, la veste reste obligatoire, la cravate simplement recommandée. D’un côté, s’habiller comme le peuple pour les députés Insoumis, d’autre part s’en différencier pour habiller la fonction pour une partie des élus de droite , voilà le débat. Rappelons cette image de Gérald Jean Moussa Darmanin (chaque prénom a son importance !), alors à la tête du ministère de l’Intérieur, qui détacha ostensiblement sa cravate sur le perron du Palais de l’Elysée à la sortie de ce qui devait être son dernier conseil des ministres. Tout était dans le symbole : tomber la cravate, c’est quitter la fonction, c’est changer de « peau », c’est redescendre l’ascenseur (social) en prenant l’escalier (présidentiel) ; c’est revenir à hauteur du peuple, celui qui votera pour lui en 2027. Si la cravate s’efface de plus en plus, de l’Assemblée nationale au restaurant, elle conserve toujours sa puissance symbolique. 

Cravate, fonction, statut, restaurant, cherchez l’intrus. Ou les intrus. Depuis de longues années, tous les restaurants, sans exception ou presque, cherchent à se démocratiser, à élargir leur base de clientèle ou, tout simplement, à coller aux attentes de la société. L’exemple du Plaza Athénée (Paris, 8e arr.) est en cela symptomatique (lire notre article ci-dessous). Hier, époque Alain Ducasse, il fallait s’habiller, la veste était de rigueur, pour tous, sans exception. Aujourd’hui, époque Jean Imbert, il faut juste se fringuer. Un t-shirt de marque et une paire de baskets (hors de prix bien sûr) feront l’affaire. La clientèle a évolué et le ticket moyen n’a rien perdu de sa superbe. C’est désormais le costard-cravate qui ferait presque tâche dans le cadre baroque du palace de l’Avenue Montaigne. 

Aujourd’hui, exiger la cravate au Plaza Athénée comme ailleurs relèverait de l’erreur stratégique et sociologique. Pour tous les acteurs du restaurant. Pour le personnel de salle, l’heure est désormais à la décontraction professionnelle, au service d’un client qui entend être bien traité, mais certainement plus avec la déférence et les codes d’hier. Une tenue bon chic bon genre suffit, à quoi il faut simplement ajouter une bonne dose d’empathie et une douce éloquence pour séduire le client, même rétif ou retors. Au bout de tissu inerte, on préfère discuter le bout de gras entre deux plats. Quant au mangeur, lui imposer un objet d’apparat qui se rapproche de l’uniforme, déconnecté de son quotidien, c’est le contraindre sur un terrain, vestimentaire, où il entend rester maitre de lui-même. Que les enfants portent l’uniforme à l’école pour abolir les différences sociales, pourquoi pas, mais imposer la même chose à un adulte au restaurant ne semble plus d’actualité. Quant au cuisinier, fort étranger à la cravate depuis la nuit des temps, cela fait bien longtemps que la casquette a remplacé la toque. « L’homme s’est vêtu pour exercer son activité signifiante. Le port d’un vêtement est fondamentalement un acte de signification, au-delà des motifs de pudeur, de parure et de protection. C’est donc un acte profondément social installé au cœur même de la dialectique des sociétés. »

Roland BarthesLa mode et les sciences humaines S’il n’est pas utile d’avoir lu Roland Barthes dans ses grandes lignes pour comprendre le statut si particulier de la cravate dans notre société, il pourrait être néanmoins intéressant de s’interroger plus largement sur l’habit et le restaurant, autrement dit sur la « tenue » vestimentaire et la « tenue » comportementale. Il y a quelques années, j’avais été un tantinet surpris de voir un petit écriteau scotché à l’entrée du restaurant Maison Bras (Laguiole), précisant que « les shorts, bermudas et tongs étaient interdits ». J’avais posé la question du pourquoi une telle interdiction au maitre des lieux. Sa réponse tombait sous le sens : « Parce qu’il n’est pas rare de voir arriver des clients en short et chaussures ouvertes. » Sans être serré du col, la compatibilité entre le standing d’une table multi-étoilée et la trilogie short-chaussettes-claquettes n’est pas maximale. Entre la tenue « casual » et le duo veste-cravate, il y a une mode d’écart et une multitude d’options convenables. Mais ce petit écriteau montre à lui seul une certaine dérive actuelle où l’on confond décontraction contemporaine et je-m’en foutisme global. 

Après l’abandon en rase campagne de l’obligation de la cravate, faut-il un rappel à l’ordre, un retour de l’autorité du restaurant sur le client mangeur à l’allure négligé ? Certains diront que cela s’appelle l’éducation et que ce n’est pas au restaurateur et son équipe de s’en occuper. Ils n’ont pas tort. Si la cravate ne constitue plus en elle même un sujet central du restaurant, elle concentre et symbolise une certaine façon d’appréhender le restaurant en lien avec le savoir-être individuel et le savoir-vivre collectif. À travers l’exemple de ce simple bout d’étoffe, le restaurant montre qu’il est encore et toujours le reflet de notre société et de ses moeurs. ___Photographie | Natalie Blauth_____

L’effacement de la cravate :
des conséquences de la tête aux pieds

par Franck Pinay-RabaroustLa cravate disparait, c’est un fait. Incontestable. Au restaurant, elle s’efface au profit d’une simple chemise, d’un petit polo chic ou d’un modeste t-shirt plus ou moins bien taillé. Le tout sera parfois surmonté d’une veste qui lissera les différences, mais encore, ce n’est pas certain. Venez comme vous êtes semble être un slogan partagé par tous les acteurs de la restauration. Mais l’effacement de ce signe distinctif n’est pas sans emporter de multiples conséquences au sein du restaurant, de la tête au pied.Remontons un peu le temps et écoutons l’inoxydable directeur du restaurant du Plaza Athénée (Paris, 8e arr.) Denis Courtiade qui résume à lui tout seul, à travers sa propre expérience, l’évolution de la cravate ces dernières années : « Quand je travaillais au restaurant du Louis XV, à Monaco, dans les années 90, les belles chaussures, la veste et la cravate, donc la chemise également, étaient obligatoires, sans que cela ne pose le moindre souci. Quelques années plus tard, au 59 Poincaré (Paris, 16e arr.), le port de la cravate devenait plus problématique. À chaque service, il fallait sensibiliser plusieurs clients et leur en donner une discrètement. En 2000, au début de l’aventure au Plaza Athénée, j’ai expliqué à Alain Ducasse que nous ne devions plus imposer la cravate. En revanche, la veste, elle, le restait. Avec nos trois étoiles au restaurant gastronomique, il s’agissait de maintenir un minimum de standing. Depuis l’ouverture de la nouvelle table de Jean Imbert, tout début 2022, il n’y a plus aucun dress code imposé. » À ce jour, Denis Courtiade estime qu’un client masculin sur quatre de son restaurant porte toujours une cravate. « Le client cravaté constitue une toute petite minorité chez nous. À part pour les hommes politiques et les ‘représentants d’image’, elle ne se porte presque plus. Même dans le secteur de la finance, on sent qu’elle disparait » avance Adeline Fournier, directrice du restaurant Omar Dhiab (Paris, 1er arr.). Même son de cloche du côté de la rue Lauriston au sein du restaurant Alan Geaam (Paris, 16e arr.). Pour son directeur, Aymeric Geusselin, « la clientèle de bureau a souvent tendance à l’enlever avant de pénétrer chez nous. » Enlever la cravate pour se sentir plus à l’aise ? Pour briser la glace de l’apparat et être simplement soi ? Comme le narre l’écrivain Paulo Coelho, « la seule utilité de la cravate, c’est qu’on la retire sitôt chez soi pour se donner l’impression d’être libéré de quelque chose, mais on ne sait pas de quoi. »

Le sans cravate, une libération, il y a de cela. Au Plaza Athénée, libéré des apparats obligatoires, la clientèle s’en donne désormais à coeur joie. « Aujourd’hui, nous avons de tout en salle. Cela va du pull très coloré au smoking-noeud papillon, en passant par le kimono ou le petit polo. Le port de la veste obligatoire permettait de maintenir une certaine uniformité » explique Denis Courtiade. « Nous nous contentons désormais de simplement recommander une tenue élégante. Mais la diversité des tenues rend la salle plus vivante à partir du moment où il y a dans chaque tenue un minimum d’élégance » ajoute-t-il. Les cravates et vestes hier requises sommeillent dans un placard « probablement pour toujours » sourit le directeur du restaurant. Pour Adeline Fournier et Aymeric Geusselin, le constat d’une franche décontraction vestimentaire est le même. « Si les personnes âgées maintiennent toujours un certain standing, la nouvelle génération ne porte absolument pas la cravate, et certains client semblent ne pas avoir conscience de là où ils vont » juge ce dernier. Tous les acteurs de la salle portent le même regard : les tendances ont changé, la mode a évolué. Denis Courtiade : « Personne ne s’habille pour manquer de respect. En revanche, une certaine clientèle s’habille pour se faire remarquer, pour se démarquer. Ils sont jeunes, puissants, souvent riches ; le vêtement constitue de fait un signe de distinction fort ou d’appartenance à une communauté. » Le directeur du Plaza Athénée note aussi que, souvent, « les femmes sont apprêtées, très joliment habillées, alors que leur compagnon n’a manifestement pas fait le même effort vestimentaire. » Une vérité largement constatée dans de nombreuses tables. En dépit de ces évolutions, aucune des personnes interrogées ne notent des soucis importants avec un client qui aurait dépassé les bornes du mauvais goût. Manifestement, la tenue de sport s’impose de plus en plus souvent, « notamment chez les Américains qui sont connus pour leur décontraction vestimentaire. Mais que dire quand le prix du jogging dépasse probablement mon salaire » rigole Adeline Fournier. Qui ajoute : « Nous acceptons tout le monde. Parfois nous nous regardons avec le personnel de salle et nous levons les yeux au ciel en souriant. Mais nous ne sommes pas des divas de la restauration. Chacun à sa place au restaurant Omar Dhiab. »

Et la tenue du personnel de salle, comment évolue-t-elle ? Aymeric Geusselin explique que l’équipe de salle du restaurant Alan Geaam a fait des essais avec et sans cravate. « On sent que le client n’a pas la même perception du service en fonction de sa présence ou de son absence. Et, fait incroyable, nous avons noté une augmentation des pourboires lorsque nous ne portions pas la cravate, comme si le client nous sentait plus proche de lui, à son image. » Du côté de la rue Hérold, Adeline Fournier argumente sur leur choix vestimentaire : « Nous avons opté pour un costume de couleur verte afin de casser les codes classiques. Pour tout le monde, c’est t-shirt et baskets blanches. C’est élégant et décontracté. Surtout, ça casse la distance avec le client qui se sent, de fait, plus à l’aise. » Pour le client comme pour le personnel de salle, l’effacement de la cravate au restaurant a des conséquences. De la tête aux pieds.

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